« J’essaye tant bien que mal de cerner ce malaise qui m’habite », écrit Thomas Duret dans un texte d’opinion et d’humeur, une lettre bien sentie adressée à ses semblables et aux directeurs artistiques des théâtres montréalais. Jeune artiste diplômé de l’UQAM, Duret m’est presque inconnu, mais sa prise de parole est pleine d’urgence et de désir, appelant un théâtre essentiel et vibrant. Le genre de discours qu’on ne peut pas ignorer même s’il est avant tout émotif et que la source exacte de la colère qui le constitue demeurera un peu floue au courant de la lecture.
Lisons-le davantage.
«Je tente de comprendre pourquoi je ressens cette frustration quand je vais au théâtre. Je ne parle pas du simple fait que nous voyons souvent les mêmes personnes revenir. Je pense que ce qu’il y a de pire, c’est cette impression d’avoir vu un spectacle 100 fois avant même d’y avoir assisté. Ou encore de sortir d’un spectacle complètement indifférent. Oui, il faut du théâtre pour tous les goûts. Mais sommes-nous condamnés à ressasser les mêmes choses encore et encore? Avant d’affirmer vouloir voir de «nouvelles paroles» sur scène, peut-être faudrait-il définir ce qu’est le «nouveau», en tâchant d’éviter le piège de l’innovation pour l’innovation. Combien de fois avons-nous vu de vraies prises de risques dans les dernières années? Et d’abord, qu’est-ce qu’un risque? Est-il financier ou artistique? Est-il même nécessaire? »
Faut-il être aussi sévère que Thomas Duret dans notre analyse? Oui et non. Le théâtre qui se fait à Montréal en ce moment continue d’être intéressant mais j’ai aussi le sentiment, depuis quelques années, de traverser une période d’intelligence dramatique et scénique mais de ne voir aucune véritable réinvention.
Quand, par exemple, Mani Soleymanlou crée le débat avec un théâtre identitaire questionnant le pluralisme de notre société, il brasse des idées fertiles et des émotions fécondes, mais il fait simplement de l’autofiction – une forme théâtrale omniprésente depuis maintenant plus de 15 ans. Le Québec fait aussi ces années-ci de l’excellent théâtre documentaire : le travail d’Annabel Soutar, d’Alexandre Fecteau ou d’Emile Proulx-Cloutier et Anaïs Barbeau-Lavalette, par exemple, est fort inspirant. Mais là non plus, rien qui puisse être qualifié de très « innovant » ou « audacieux ». Les metteurs en scène qui étaient les plus surprenants il y a bientôt dix ans quand j’ai commencé à faire de la critique, les Christian Lapointe, Olivier Choinière ou Wajdi Mouawad pour n’en nommer que quelques-uns, ont poursuivi leur travail stimulant mais il est naturel que nos yeux de spectateur, s’étant habitués à leurs esthétiques, n’y voient plus de pure audace. Les jeunes auteurs les plus singuliers, comme Guillaume Corbeil, Etienne Lepage ou Jean-Philippe Baril-Guérard, affinent des dialogues et monologues d’une grande précision formelle. Les grands maîtres, comme Robert Lepage ou Denis Marleau, ne manquent pas encore d’inspiration et d’énergie. Il y a toutefois peu d’artistes qui arrivent à renouveler le regard sur les textes du répertoire, sinon Marc Beaupré, dont le travail génial à cet égard (Caligula Remix) date quand même de 2010. Il y a bien sûr de nouvelles voix, de nouveaux metteurs en scène et de nouveaux(elles) auteur(e)s – certaines comme Catherine Chabot ou Nathalie Doummar s’illustrant brillamment dans un registre de théâtre réaliste décomplexé au féminin, d’autres comme Félix-Antoine Boutin testant sans relâche des écritures plus performatives et poétiques dans un grand esprit de recherche – mais il est vrai que l’avant-garde pure, le décoiffant brutal, l’invention totale, se font plus rares.
Faut-il s’en inquiéter profondément? Soyons plutôt convaincus qu’il s’agit d’une situation temporaire. Il me semble d’ailleurs que le constat peut être posé à l’échelle du théâtre occidental tout entier : tout le monde surfe sur des esthétiques contemporaines qui peinent à se renouveler. Ce qui ne signifie pas que le théâtre est mort que les spectacles créés actuellement ne valent pas un peu le détour.
Et la suite des choses?
En faisant un retour sur la saison qui s’achève, peut-on extirper des tendances, identifier ce qu’il faudra surveiller de près prochainement? D’où pourrait naître la réinvention, le choc, la surprise? Tentons un exercice de divination!
Il y a d’abord une recrudescence de « théâtre autochtone ». Je n’ai pas vu Muliats, le spectacle de la nouvelle compagnie Menuentakuan présenté en février au Théâtre Denise-Pelletier, et la rumeur dit que c’était encore inachevé et maladroit. Mais on remarque tout de même une vitalité de ce côté – une génération d’artistes désirant créer le dialogue entre Québécois francophones et Premières Nations et questionner l’identité autochtone. Dans quelques jours, d’ailleurs, on pourra aller découvrir dans le cadre du OFFTA de nombreux artistes travaillant dans ce sillon, dans un focus sur la scène contemporaine autochtone qui pourra faire des étincelles. Ce programme suit d’ailleurs une série similaire qui vient de se terminer au Théâtre La Chapelle. Qui sait, c’est peut-être là, dans les dialogues entre formes théâtrales autochtones et esthétiques occidentales, que se cache un nouveau théâtre « audacieux ».
Je remarque aussi une vague de « théâtre sportif ». L’exemple le plus probant est la pièce Plyball, de Gabriel Plante, qui n’a pas rempli toutes les attentes mais qui a néanmoins offert des pistes prometteuses. Avant lui, l’an dernier au OFFTA, le comédien Benoît Landry flirtait avec les mêmes thèmes et des paramètres similaires dans sa pièce Les sports d’été. Le même festival invite cette année le collectif toronto-montréalais WIVES avec le spectacle Feeled, basé sur un « nouveau sport expérimental » qui promet une bonne dose « d’athlétisme émotionnel ». Qui sait, le sport va peut-être sauver le théâtre québécois.
Il y a toute une vague de « théâtre sexuel ». La revue Jeu y consacre d’ailleurs tout un dossier, s’appuyant notamment sur le spectacle Table rase, de Catherine Chabot (où l’on parle sexe de manière plus décomplexée que jamais). Mais on pourrait nommer Les Érotisseries (où l’on se dénude et s’excite), ou une partie du travail récent de Serge Denoncourt qui tente de déshabiller les classiques (et il pourrait aller encore bien plus loin dans cette aventure), ou encore le théâtre technologique et sexy de Nicolas Berzi (qui questionne l’érotisme à saveur 2.0). En osant davantage, en creusant du côté de sexualités plus variées, en allant au fond des choses, on trouverait, à mon avis, un grand potentiel de réinvention scénique.
Il y a fort à parier que les explorations actuelles de Maxime Carbonneau et Laurence Dauphinais (Siri) ou celles de Jean-Philippe Baril-Guérard (La singularité est proche) sur l’intelligence artificielle risquent de lancer le bal d’une décennie de théâtre puisant son inspiration et ses formes dans les machines et leurs nouvelles intelligences artificielles et créatives. Ça me semble être une piste fertile.
Restons donc à l’affût. Les prochaines semaines, marquées par les artistes singuliers du FTA et du OFFTA, pourront d’ailleurs servir de baromètre.